Prendre le temps, quelques minutes, même en étant lancé dans un sprint infernal. Chaque mercredi, un skipper s’attache à répondre à nos questions et à revenir sur les défis du moment. Aujourd’hui, échange avec Armel Le Cléac’h, actuellement deuxième de la course. Le skipper du Maxi Banque Populaire XI a connu une semaine éprouvante : un passage par le détroit de Bass, un contournement de la Nouvelle – Zélande par le Nord, une session de bricolage aussi après un souci de safran qu’il a fallu réparer… Depuis hier, Armel profite enfin d’une accalmie et s’est recalé plein Est avec le cap Horn comme horizon. Affable et souriant, le marin se reconnecte à plusieurs reprises lors de l’interview ce matin, pour finir ses phrases et dérouler son propos. Une certaine idée de l’élégance, même après trente jours de mer.
Avant de revenir sur votre semaine de course, quel est le sentiment qui prédomine à filer enfin plein Est vers le cap Horn ?
“C’est positif bien sûr et cela change forcément des derniers jours où on était dans une autre ambiance à tenter de trouver la route la plus sécurisée possible. Là, on retrouve des conditions un peu plus classiques et le mode course. C’est ce qu’on est venu chercher : être à l’avant d’une dépression qui nous permet de faire de l’Est. Les conditions devraient se durcir dans les prochaines heures et puis on devrait arriver au cap Horn d’ici quatre jours et demi.”
Est-ce que vous avez eu peur ces derniers jours ?
“Non, ce n’était pas de la peur mais c’était très engagé physiquement et cela a tiré sur l’organisme. J’ai été poussé dans mes retranchements en matière de gestion des efforts et de fatigue. En plus, il y avait des endroits compliqués à passer, beaucoup de manœuvres et cela s’apparentait à un contre-la-montre : il ne fallait pas traîner pour ne pas se faire rattraper par le mauvais temps et la mer.”
“Un scénario plus qu’improbable.”
On parle souvent de la force du vent, un peu moins de l’effet de la mer sur les Ultim…
“L’état de la mer peut être très variable en fonction de l’orientation qu’elle prend, de la houle, du vent… C’est tout ce mélange qui a une influence : parfois, tu as quatre à cinq mètres et cela passe correctement, parfois c’est très chaotique. J’ai eu le cas en mer de Tasmanie et en sortant de Nouvelle-Zélande où le bateau avait du mal à avancer à chaque vague. C’est vraiment très inconfortable pour le bateau comme pour le marin. Là, la mer est plus facile, la houle est plus longue, plus lisse et même s’il y a toujours trois mètres de vagues, on ne les sent pas !”
Qu’est-ce que vous ressentez à l’idée d’être deuxième de ce tour du monde, alors que vous avez considérablement rallongé la route ?
“C’est vrai que le scénario est plus qu’improbable par rapport à ce à quoi on s’attendait. On s’approche des deux tiers de la course et je crois que je suis celui qui a parcouru le plus de milles, entre le grand tour dans l’Atlantique Sud et celui autour de la Nouvelle-Zélande. J’ai fait du chemin pour arriver là mais il n’y avait pas d’autre solution. J’espère que la remontée de l’Atlantique sera plus classique !”
Thomas Coville disait hier “croire encore à la victoire…”
Vous y pensez aussi ?
“Non, pas du tout. Mon but n°1 c’est de terminer la course et il reste encore beaucoup à faire. Nous avons fait une escale, des bricoles sur le bateau, il y a l’usure… Et puis l’écart avec Charles (2 800 milles) est impossible à rattraper à part en cas de scénario incroyable ou d’escale technique, ce que je ne lui souhaite pas. Ce n’est pas n’importe qui, ce n’est pas n’importe quel bateau. Charles sait faire en matière de gestion de course et je n’ai pas de doute le concernant. Nous, on se concentre sur notre course !”
“On revient un peu à la civilisation.”
Cela fait un mois que vous êtes en course… Vous sentez une forme de lassitude, de fatigue intense ou pas du tout ?
“Non, même si je ne suis pas aussi frais qu’au départ ! Il y a forcément des hauts et des bas et des moments de grosse fatigue. Mais le rythme à bord est bien en place, la routine est calée, les journées passent assez vite. On est plus dans la phase d’éloignement avec nos proches mais dans l’idée de revenir. On a passé l’antiméridien, on bascule de l’Est à l’Ouest et on sait que le prochain point important, c’est le cap Horn. Le franchir à bord d’un multicoque, ça fait partie des moments que je suis venu chercher.”
Est-ce qu’on arrive à prendre plaisir à bord ?
“Oui, il y en a un peu. J’ai vu des paysages très beaux en longeant l’Australie. J’ai notamment empanné à 2, 3 milles d’une plage assez magnifique. Même si j’ai contourné la Nouvelle-Zélande de nuit, j’ai pu apercevoir des îles au petit matin. Il y avait à nouveau des bateaux de commerce, de croisière… On revient un peu à la civilisation. Finalement, on remarque toujours que la présence humaine est très rare face à l’immensité de l’océan.”
Est ce qu’il y a des choses qui vous manquent après trente jours en mer ?
“Je crois qu’il ne me reste que trois pamplemousses ! Hormis les fruits, je n’ai pas à me plaindre. J’ai à manger, des vêtements… Ce qui manque le plus finalement, c’est le calme. À bord, le bruit est constant. On s’y habitue… Mais cela use !”